2.2.4. Un nouveau paradigme : l'approche écosystémique des pêches
La pêche a d’abord un impact sur les stocks exploités, mais aussi sur les proies, les prédateurs ou les compétiteurs de ces espèces, puis finalement, par une réaction en chaîne, sur l’ensemble des compartiments de l’écosystème. Ainsi, lorsque la pression de pêche s’accroît, l ‘approche mono-spécifique devient insuffisante et les effets de la pêche doivent être étudiés à l’échelle de l’ensemble de l’écosystème. Ceci fait actuellement l’objet de très nombreux travaux scientifiques dont on ne citera ici que quelques axes principaux, en s’appuyant sur des exemples d’application.
Approches pluri-spécifiques : un exemple d’application
A partir des modèles mono-spécifiques classiques, il est assez facile de construire des modèles d’interaction entre un petit nombre d’espèce. Le modèle crevettes/poissons de Mauritanie (Figure 3.2.2.8) illustre par exemple une situation proie/prédateurs. La surexploitation des prédateurs (dont la pêche crevettière est pour partie responsable, car elle capture ces mêmes poissons en tant que prises accessoires) a ici des effets positifs sur les proies et permet ainsi des captures plus importantes de crevettes. Comme souvent, le bilan reste cependant négatif en terme de captures totales, parce que le relâchement de prédation bénéficie aussi à des espèces non-exploitables et à des compétiteurs de la crevette. Plus généralement, on est ici dans un schéma typique de succession écologique associée à un processus de « fishing down marine food weeb ». A l’échelle mondiale, on observe ainsi un développement des stocks de crustacés et de céphalopodes. Ce qui est à craindre c’est qu’après les crevettes ou les poulpes, les espèces émergentes soit difficilement valorisables. Les méduses, par exemple, semblent désormais en augmentation !
Approches pluri-spécifiques : un exemple d’application
A partir des modèles mono-spécifiques classiques, il est assez facile de construire des modèles d’interaction entre un petit nombre d’espèce. Le modèle crevettes/poissons de Mauritanie (Figure 3.2.2.8) illustre par exemple une situation proie/prédateurs. La surexploitation des prédateurs (dont la pêche crevettière est pour partie responsable, car elle capture ces mêmes poissons en tant que prises accessoires) a ici des effets positifs sur les proies et permet ainsi des captures plus importantes de crevettes. Comme souvent, le bilan reste cependant négatif en terme de captures totales, parce que le relâchement de prédation bénéficie aussi à des espèces non-exploitables et à des compétiteurs de la crevette. Plus généralement, on est ici dans un schéma typique de succession écologique associée à un processus de « fishing down marine food weeb ». A l’échelle mondiale, on observe ainsi un développement des stocks de crustacés et de céphalopodes. Ce qui est à craindre c’est qu’après les crevettes ou les poulpes, les espèces émergentes soit difficilement valorisables. Les méduses, par exemple, semblent désormais en augmentation !
Crédits
Gascuel, données non publiées
Légende
Figure 3.2.2.8 : Un exemple d’approche pluri-spécifique : Modèle de production des crevettes côtière P. notialis en Mauritanie, et interaction avec l’abondance des poissons démersaux prédateurs.
Interprétation : La surexploitation des poissons prédateurs de la crevette modifie le modèle de production de cette dernière. On passe ainsi d’un MSY de moins de 1000 T, lorsque les poissons étaient très abondants, à plus de 2000 T actuellement, et à plus de 3000 si tous ces poissons étaient supprimés (ce qui ne serait évidemment pas une bonne chose, car ils représentent plus de 30 000 T de captures par ans !).
Interprétation : La surexploitation des poissons prédateurs de la crevette modifie le modèle de production de cette dernière. On passe ainsi d’un MSY de moins de 1000 T, lorsque les poissons étaient très abondants, à plus de 2000 T actuellement, et à plus de 3000 si tous ces poissons étaient supprimés (ce qui ne serait évidemment pas une bonne chose, car ils représentent plus de 30 000 T de captures par ans !).
Modèle écosystémique : le standard EwE
Prendre en compte les effets de la pêche à une échelle plus large nécessite de construire des modèles écosystémiques de nature sensiblement différente. Le modèle actuellement le plus utilisé est un modèle de fonctionnement trophique dénommé Ecopath*. Dans ce modèle, les espèces de même régime alimentaire et qui possèdent les mêmes prédateurs sont regroupés dans différentes « boites trophiques » (Figure 3.2.2.9). On quantifie ensuite la taille des boites (i.e. l’abondance de chaque groupe) et les flux de prédation entre boites. La pêche est également considérée comme un (ou plusieurs) flux de prédation. Le modèle permet donc d’analyser les interactions entre espèces et les effets en cacade de l’exploitation. En outre, une version dynamique du modèle (dénommée « Ecopath with Ecosim » ou EwE) peut être ajustée sur des séries chronologiques d’observations (afin d’analyser les évolutions passées) et permet de simuler des évolutions futures. Plusieurs centaines de modèles de ce type ont actuellement été construits de par le monde. Même s’ils ne débouchent que rarement sur des recommandations de gestion à court terme, ils aident incontestablement à comprendre le fonctionnement des écosystèmes et fournissent ainsi une vision stratégique de long terme, notamment en ce qui concerne l’impact de la pêche.
Crédits
D’après Bozec et al., 2004
Légende
Figure 3.2.2.9 : Un exemple d’application du modèle Ecopath : fonctionnement trophique de l’atoll d’Ouvéa en Nouvelle Calédonie.
Interprétation : Ce modèle concerne un système sans pêche et vise un objectif de compréhension du fonctionnement de l’écosystème. On analyse en particulier les relations entre les compartiments benthique/ démersale (à droite) et pélagique (à gauche)
Interprétation : Ce modèle concerne un système sans pêche et vise un objectif de compréhension du fonctionnement de l’écosystème. On analyse en particulier les relations entre les compartiments benthique/ démersale (à droite) et pélagique (à gauche)
Modèle de flux trophique EcoTroph
Le modèle EcoTroph* est plus récent et vise à donner du fonctionnement de l’écosystème une représentation plus théorique et plus générale (i.e. indépendante du cas d’étude). Dans ce modèle on analyse la distribution de la biomasse (ou plus exactement de la zoomasse), en fonction du niveau trophique ; c’est ce qu’on appelle le spectre trophique. Le fonctionnement de l’écosystème est ici assimilé à un flux de biomasse qui transite de manière continue depuis les bas niveaux trophiques (les producteurs secondaires) vers les prédateurs supérieurs, en raison de la prédation mais aussi de l’ontogénie. La pêche est assimilée à une perte de flux et a des effets sur l’ensemble du spectre trophique. Le modèle permet par exemple d’expliquer la plus grande sensibilité à la pêche des niveaux trophiques supérieurs ; il montre que les vitesses de transit du flux trophique et les relations prédateurs/proie sont des déterminants essentiels de la résilience* des écosystèmes.
Crédits
D’après Gascuel et al. 2005b
Légende
Figure 3.2.2.10 : Un exemple d’approche basée sur les spectres trophiques : évolution des spectres de biomasse et de capture des ressources démersales du Sénégal
Interprétation : Entre 1971 et 1995, l’accroissement de la pression de pêche se traduit par une diminution de l’abondance (et des captures) des hauts niveaux trophiques ; dans un premier temps, ceci induit un relâchement de prédation qui permet une augmentation de biomasse des niveaux intermédiaires (et un maintien de leur capture). Mais dans la période récente les captures chutent, comme si une certaine capacité de réaction de l’écosystème avait été dépassée.
Interprétation : Entre 1971 et 1995, l’accroissement de la pression de pêche se traduit par une diminution de l’abondance (et des captures) des hauts niveaux trophiques ; dans un premier temps, ceci induit un relâchement de prédation qui permet une augmentation de biomasse des niveaux intermédiaires (et un maintien de leur capture). Mais dans la période récente les captures chutent, comme si une certaine capacité de réaction de l’écosystème avait été dépassée.
Indicateurs et propriétés des écosystèmes
Parallèlement aux travaux de modélisation, de très nombreuses recherches visent actuellement à caractériser les propriétés des écosystèmes et l’impact de la pêche, en recourant à différents indicateurs. On cherche notamment à quantifier les capacités de productivité halieutique, de stabilité et de résilience des écosystèmes ; on tente de les relier à des caractéristiques de diversité, de fonctionnement trophique, de composition spécifique ou de répartition des tailles observées dans l’écosystème. Les possibilités sont ici nombreuses et les études de cas ne sont pas toutes convergentes. D’une manière générale, on admet cependant que la pêche induit une baisse de diversité et une plus forte instabilité des biomasses et des prises. Il reste pourtant difficile de fixer des valeurs seuils et ont identifie plutôt des directions d’évolution jugées favorables ou défavorables (cf. exemple Figure 3.2.2.11).
Crédits
D’après Chassot, 2005
Légende
Figure 3.2.2.11 : Un exemple d’une approche indicateurs, basée sur l’analyse des pêcheries européennes
Interprétation : Dans cette approche multidimensionnelle, l’accroissement de la pression de pêche induit une baisse de la diversité des captures et de leur niveau trophique moyen, et une hausse de l’instabilité et de la production totale (par suite d’une hausse des captures de petits pélagiques et de bivalves). Le déplacement des indicateurs dans le cadrant inférieur droit est ici interprété comme un signe de surexploitation écosystémique.
Interprétation : Dans cette approche multidimensionnelle, l’accroissement de la pression de pêche induit une baisse de la diversité des captures et de leur niveau trophique moyen, et une hausse de l’instabilité et de la production totale (par suite d’une hausse des captures de petits pélagiques et de bivalves). Le déplacement des indicateurs dans le cadrant inférieur droit est ici interprété comme un signe de surexploitation écosystémique.
Science et gestion : Johannesburg, le retour au MSY et l’importance des AMP
On l’a vu, les approches écosystémiques débouchent rarement sur des règles de gestion directement applicables. Plusieurs enseignements généraux se dégagent cependant de ces travaux :
Les baisses de biomasses des espèces exploitées ont des effets en chaîne, qui ont sans doute été sous-estimés pendant longtemps.
L’exploitation successive de différentes ressources n’est pas écologiquement neutre ; elle traduit une dégradation du patrimoine écologique et s’accompagne du développement d’espèces peu ou pas exploitables.
La pêche a également des effets directs sur la biodiversité fonctionnelle, généralement reconnue comme étant un facteur de stabilité et de résilience des écosystèmes.
Les écosystèmes présentent des capacités de réaction, mais ces capacités pourraient bien être limitées, avec comme perspective des processus d’effondrement des capacités productives des écosystèmes marins.
Exploiter de manière durable suppose donc d’abord de limiter l’impact sur les espèces cibles. De manière empirique, la conférence internationale de Johannesburg a ainsi retenu comme objectif à atteindre rapidement de «maintenir ou restaurer les stocks, au niveau de la production maximale équilibrée». L’objectif n’est pas tant de maximiser les captures (atteindre le MSY) que de retrouver un niveau de biomasse jugé minimal (le BMSY). Autrement dit, il est implicitement admis que diminuer la biomasse d’un stock exploité est acceptable tant que les captures augmentent, mais pas au-delà. Atteindre un tel objectif (qui désormais s’impose légalement à tous les états signataires, dont la France et l’Europe) implique une diminution très significative de l’effort de pêche. Si on veut limiter le coût social de cette nécessaire évolution, des moyens de régulation nouveaux doivent sans doute être développés : utilisation d’engins de pêche plus sélectifs et plus économes en énergie ; instauration de périodes de fermetures de la pêche et limitation du temps de travail ; attribution de quotas individuels par navire ou par pêcheur afin de casser la course à l’accroissement individuel des capacités de pêche ; etc. Parallèlement, un consensus semble de plus en plus se faire sur l’idée que le maintien de la biodiversité passe nécessairement par le développement d’Aires Marines Protégées. Les chiffres qui sont souvent cités comme objectif à atteindre (jusqu’à 30 % de la surface des océans mondiaux en 2012, d’après l’IUCN), montrent l’ampleur de la révolution à entreprendre. Enfin, il est clair que cette adaptation ne se ferra pas sans un consensus sociétal fort et sans l’implication des pêcheurs eux-mêmes. On insiste donc généralement sur les notions de gestion participative et de gestion adaptative.
Conclusion
Le domaine des pêches n’échappe pas à un mouvement général de la société, marqué par une monté des préoccupations environnementales. Bien au contraire, la gestion durable des ressources marines émerge de plus en plus comme un enjeu important et comme une exigence sociétale forte, presque au même titre que la lutte contre le réchauffement climatique. Toutes les lignes sont ainsi modifiées, celles de l’exploitation comme celles de l’aménagement ou de la recherche. En particulier, les scientifiques n’ont plus seulement à fournir les meilleurs diagnostics et les meilleurs avis possibles. Ils doivent toujours le faire, au service des pêcheurs et des décideurs politiques, et plus généralement au service de l’ensemble des acteurs de la société. Mais ils doivent également assurer une fonction d’alerte et de recherche de solutions. D’une certaine manière, ils sont eux aussi des acteurs ; ils ont une responsabilité particulière dans la définition de ces exigences sociétales, qui détermineront in fine les conditions d’une exploitation durable des ressources et des écosystèmes marins.